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A l'assaut du tunnel

Chaque nuit, des dizaines de jeunes tentent de s’infiltrer dans le site d’Eurotunnel pour rejoindre la Grande-Bretagne. Un jeu de survie dangereux.

Olivier Berger, 28 août 2015

Ils sont une trentaine à galoper d’une foulée souple et silencieuse entre les wagons et sur le ballast de la gare de fret de Calais-Fréthun. On dirait la finale des 1 500 m des mondiaux d’athlétisme. Une course nocturne entre Soudanais, Érythréens et Éthiopiens. Aucune médaille au bout mais un mince espoir et des policiers de la SUGE (Surveillance générale de la SNCF) essoufflés, pilotés par le PC contrôlant 400 caméras, 500 policiers et gendarmes mobiles. Passer est devenu un exploit dangereux.


Les jeunes, qui escaladent ou coupent les frêles grillages le long des voies depuis la station d’épuration (le maillon faible, bientôt remplacé par SCNF Réseau), ont vécu plusieurs vies, des tas d’épreuves et d’avanies. Ils ont quitté parents, familles, franchi le désert avec un peu d’eau et un sachet de farine, subi l’exploitation en Libye ou en Turquie, traversé la mer Méditerranée ou Égée sans savoir nager, bravé les tirs à la frontière iranienne, subi le racisme en Grèce, en Hongrie ou en Italie. Alors, ce ne sont pas des policiers et des grilles de 4 m de haut qui les contraindront à renoncer.


​L’étau se resserrant, ils prennent plus de risques. Douze migrants sont morts depuis juin, fauchés sur l’autoroute, tombés d’un camion, d’un grillage. Lundi, un Érythréen de 22 ans a été percuté par un train près des quais d’embarquement du tunnel : traumatisme crânien et hémorragie interne. Dans la jungle, les chevilles, les genoux, les bras plâtrés sont légion. Certains ont les mains bandées, portant les stigmates profonds. Le prix du danger.

« Nous tentons de faire face »

Tous les jours ou presque, le trafic transmanche est stoppé.

« Nous subissons un arrêt contrôlé suite à la découverte de personnes non autorisées sur un train fret », annonce le chef de bord. Le tarif, c’est 45 minutes d’arrêt (quatre heures de retard vendredi 21 août). « Pour raisons de sécurité, c’est très dangereux de traverser sur le toit du train de fret. Vous connaissez la situation ; nous tentons de faire face », indique un employé d’Eurotunnel.


Cling ! Clong ! Deux cailloux viennent de nous frôler la tête. Quatre Éthiopiens, les mains gantées pour mieux franchir les barbelés, stoppent leur cavalcade en face de nous, plutôt furieux de tomber sur un journaliste et un photographe. La discussion s’engage à travers le grillage. « J’ai trois filles au pays. Je m’en fous de l’Angleterre ou d’ailleurs. Je veux juste un bon avenir pour ma famille. J’ai rempli un dossier d’asile en France. J’ai eu des rendez-vous encore et encore. Mon dossier n’a jamais avancé. Pourquoi continuer ? », râle Daniel. Ils repartent en courant. D’autres se cachent sous des wagons de fret dont on ignore s’ils vont franchir le tunnel ou partir vers le sud…



















Dans la zone commerciale Cité Europe endormie, se promènent quatre Indiens. Les seuls de la jungle. Ils nous demandent le moyen d’atteindre le parking camions. Essieu arrière, toit bâché ou intérieur des remorques, tout est bon dans le camion. Eux aussi sont des migrants économiques, pas des réfugiés fuyant la guerre ou une dictature. La voie légale de l’asile est bouchée. Belasin, un sikh de 23 ans, a un frère à Liverpool : « C’est trop difficile de passer. Aucune chance. » Ils affichent l’insouciance de la jeunesse, assis dans l’herbe à rigoler. En réalité, ils sont paumés, effrayés.

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VIDEO : Chaque nuit, des dizaines de jeunes tentent de s’infiltrer dans le site d’Eurotunnel pour rejoindre la Grande-Bretagne. Passer est devenu un exploit dangereux.

VIDEO : Un jeune migrant libyen : "Je suis à Calais depuis un mois. J'essaie toutes les semaines, trois ou quatre fois, de passer. Le dimanche je me repose car les trains ne roulent pas."

Un signe du bras, un sifflet bref, en deux temps et trois mouvements, une voiture immatriculée au Royaume-Uni nous intercepte à peine entrés dans le camp de Téteghem.


Là, le long de l’A16, dans le sens Belgique - Calais, nous ne sommes pas dans une jungle insalubre et sauvage. La municipalité a installé un point d’eau, des containers pour servir de dortoirs et de toilettes. Une benne à ordures recueille les détritus. Les conditions sont décentes, précaires mais humaines.


Depuis la fermeture de l’aire de Téteghem-Nord, où les migrants se disputaient l’accès aux poids lourds, c’est un peu le camp oublié, à 50 km du tunnel. Les dizaines de migrants semblent déconnectées : des Vietnamiennes lavent leur vaisselle, un ingénieur iranien bien habillé se lave les dents, des Syriens reviennent de Lidl ou errent dans le bois. Parfois, ils pêchent dans l’étang.

Le jeu du désespoir se poursuit tard dans la nuit. « Do you know Daesh ? », lance un Syrien goguenard, allongé dans un fossé. Il imite du pouce un égorgement et se crispe. Brièvement vaincu par la fatigue et les souvenirs funestes.

« Vous portez un manteau noir ; ils vous disent qu’il est blanc et vous le prennent. Et il ne faut rien dire sous peine de mourir. Alors, je suis parti. »


Six Soudanais font équipe vers la zone de maintenance d’Eurotunnel. Les forces de l’ordre finissent par siffler la fin de la récré en les refoulant calmement : « Go to Calais ! » Tarek se marre. Depuis un mois, il tente sa chance quatre à cinq fois par semaine. « Je prends des vacances le samedi. » Il a choisi le Royaume-Uni pour la langue et l’accueil de la communauté. « Six amis sont passés fin juillet. Un est mort sur la route et un autre s’est blessé. Maintenant, ils sont en Angleterre. » Presque tous.

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" J'ai rempli un dossier d'asile en France. J'ai eu des rendez-vous encore et encore. Mon dossier n'a jamais avancé. Pourquoi continuer ? "

Daniel, Ethiopien

« Do you know Daesh ? »

« Qu’est-ce que vous faites là ? Foutez-nous la paix ! Je suis là avec ma famille, tranquille, et vous allez nous mettre en danger avec votre article. Si on voit la plaque d’immatriculation, je ne pourrais pas retourner au Royaume-Uni. Laissez-nous ! » Le conducteur, accompagné de deux solides gaillards aux sourires narquois, s’énerve en anglais une bière à la main, attirant un groupe de zombies, des Kurdes, de Syrie et d’Irak, disent-ils. Ils nous entourent lentement, nous jaugent, nous frôlent même. Une autre berline noire s’échappe. La bonne ambiance.


Trois jours après, un coup de feu est tiré au même endroit. Un homme est blessé aux jambes. Inutile de tergiverser. Ici, les passeurs font la loi même si des voitures sont régulièrement saisies. Comme au Basroch à Grande-Synthe où le 16 août, des migrants ont protégé la fuite d’un chauffard en lapidant une voiture de police. Une filière albanaise a été démantelée mi-août. Le puits du trafic d’êtres humains, en lien avec le Royaume-Uni, est loin d’être tari.

« Foutez-nous la paix ! »

La loi des passeurs à Téteghem

Au fond du camp de Téteghem, une camionnette blanche est chargée de conduire nuitamment les migrants vers Calais ou Ostende, Zeebrugge, Ouistreham… De plus en plus loin depuis la crise calaisienne. Comme en 2009. À l’époque, un policier français en poste à Londres nous assurait que la vague des candidats au Royaume-Uni se répandait jusqu’en Norvège !


« Vous savez, ce ne sont pas les passeurs qui nous obligent à venir », dit soudain en français un jeune homme visiblement usé par la vie. Ce Kurde, trapu et barbu, originaire de Souleimaniye en Irak, vit en France depuis trois ans, dont deux passés au centre pénitentiaire d’Annœullin pour une bagarre. Un pedigree intéressant qui pousse à l’écoute : « Parfois, c’est vrai que les passeurs te déposent n’importe où après que tu as payé. Mais ce n’est pas le cas ici. » Nous repartons donc rassurés.

Le prix (fort) du voyage

Au fil des rencontres, à Calais, Paris, Londres, nous avons pu constater la disparité du coût de la migration et des tarifs des passeurs. « C’est souvent à la tête du client », dit un Syrien

( notre photo ). Et des capacités financières.


En provenance de Syrie ou d’Irak, les tarifs vont de 4 000 € à

6 000 €. Voire 12 000 € s’il est question de faux passeport ou de visa ! Un Soudanais se souvient avoir seulement payé 1 000 € en 2002 pour un visa Schengen. Pour un voyage depuis la Corne de l’Afrique, avec traversées du désert de Libye et de la Méditerranée, comptez 5 000 : 3 000 € pour la remontée en 4x4 vers la côte libyenne, 800 € à 1 000 € pour le bateau vers la Sicile. La remontée jusqu’à Calais ne réclame pas d’organisation particulière. Il suffit de payer ses billets de train. Seulement, au gré des contrôles d’identité en Italie et France, les migrants sont régulièrement débarqués des trains par des policiers (y compris à Lille-Europe) et doivent repayer. Un Soudanais, réfugié récent à Londres, a évalué ce surcoût à

500 €.


On compte trois tactiques avant le graal britannique : la gratuité pour ceux qui s’infiltrent à l’arrache ; 500 € pour l’accès à un parking ou une aire tenue par des passeurs en amont de Calais (A16, A25, A26, Jabbeke en Belgique) ; autour de 1 500 € pour le passage dans le camion d’un chauffeur acheté.


​Enfin, n’oublions pas que la majorité des migrants font le voyage en avion avec un simple visa de tourisme avant de disparaître dans la nature…

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Dans le camp de migrants de Téteghem, les passeurs font la loi. Au fond, une voiture immatriculée au Royaume-Uni.

Découvrez la troisième partie de notre reportage : 

Redécouvrez la seconde partie de notre reportage : 

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